Cette enquête en quatre épisodes, publiée initialement en anglais dans le magazine américain In These Times, a été soutenue par une bourse du Leonard C. Goodman Center for Investigative Reporting.
Par une brûlante journée de février, Cornelia Ernst et sa délégation arrivent au poste-frontière de Rosso. Autour, le marché d’artisanat bouillonne de vie, une épaisse fumée s’élève depuis les camions qui attendent pour passer en Mauritanie, des pirogues hautes en couleur dansent sur le fleuve Sénégal. Mais l’attention se focalise sur une fine mallette noire posée sur une table, face au chef du poste-frontière. Celui-ci l’ouvre fièrement, dévoilant des dizaines de câbles méticuleusement rangés à côté d’une tablette tactile. La délégation en a le souffle coupé.
Le « Universal Forensics Extraction Device » (UFED) est un outil d’extraction de données capable de récupérer les historiques d’appels, photos, positions GPS et messages WhatsApp de n’importe quel téléphone portable. Fabriqué par la société israélienne Cellebrite, dont il a fait la réputation, l’UFED est commercialisé auprès des services de police du monde entier, notamment du FBI, pour lutter contre le terrorisme et le trafic de drogues. Néanmoins, ces dernières années, le Nigeria et le Bahreïn s’en sont servis pour voler les données de dissidents politiques, de militants des droits humains et de journalistes, suscitant un tollé.
Toujours est-il qu’aujourd’hui, une de ces machines se trouve au poste-frontière entre Rosso-Sénégal et Rosso-Mauritanie, deux villes du même nom construites de part et d’autre du fleuve qui sépare les deux pays. Rosso est une étape clé sur la route migratoire qui mène jusqu’en Afrique du Nord. Ici, cependant, cette technologie ne sert pas à arrêter les trafiquants de drogue ou les terroristes, mais à suivre les Ouest-Africains qui veulent migrer vers l’Europe. Et cet UFED n’est qu’un outil parmi d’autres du troublant arsenal de technologies de pointe déployé pour contrôler les déplacements dans la région – un arsenal qui est arrivé là, Cornelia Ernst le sait, grâce aux technocrates de l’Union européenne (UE) avec qui elle travaille.
Cette eurodéputée allemande se trouve ici, avec son homologue néerlandaise Tineke Strik et une équipe d’assistants, pour mener une mission d’enquête en Afrique de l’Ouest. Respectivement membres du Groupe de la gauche (GUE/NGL) et du Groupe des Verts (Verts/ALE) au Parlement européen, les deux femmes font partie d’une petite minorité de députés à s’inquiéter des conséquences de la politique migratoire européenne sur les valeurs fondamentales de l’UE – à savoir les droits humains –, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Europe.
Le poste-frontière de Rosso fait partie intégrante de la politique migratoire européenne. Il accueille en effet une nouvelle antenne de la Division nationale de lutte contre le trafic de migrants (DNLT), fruit d’un « partenariat opérationnel conjoint » entre le Sénégal et l’UE visant à former et équiper la police des frontières sénégalaise et à dissuader les migrants de gagner l’Europe avant même qu’ils ne s’en approchent. Grâce à l’argent des contribuables européens, le Sénégal a construit depuis 2018 au moins neuf postes-frontières et quatre antennes régionales de la DNLT. Ces sites sont équipés d’un luxe de technologies de surveillance intrusive : outre la petite mallette noire, ce sont des logiciels d’identification biométrique des empreintes digitales et de reconnaissance faciale, des drones, des serveurs numériques, des lunettes de vision nocturne et bien d’autres choses encore…
Dans un communiqué, un porte-parole de la Commission européenne affirme pourtant que les antennes régionales de la DNLT ont été créées par le Sénégal et que l’UE se borne à financer les équipements et les formations.
« Frontex militarise la Méditerranée »
Cornelia Ernst redoute que ces outils ne portent atteinte aux droits fondamentaux des personnes en déplacement. Les responsables sénégalais, note-t-elle, semblent « très enthousiasmés par les équipements qu’ils reçoivent et par leur utilité pour suivre les personnes ». Cornelia Ernst et Tineke Strik s’inquiètent également de la nouvelle politique, controversée, que mène la Commission européenne depuis l’été 2022 : l’Europe a entamé des négociations avec le Sénégal et la Mauritanie pour qu’ils l’autorisent à envoyer du personnel de l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, Frontex, patrouiller aux frontières terrestres et maritimes des deux pays. Objectif avoué : freiner l’immigration africaine.
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Avec un budget de 754 millions d’euros, Frontex est l’agence la mieux dotée financièrement de toute l’UE. Ces cinq dernières années, un certain nombre d’enquêtes – de l’UE, des Nations unies, de journalistes et d’organisations à but non lucratif – ont montré que Frontex a violé les droits et la sécurité des migrants qui traversent la Méditerranée, notamment en aidant les garde-côtes libyens, financés par l’UE, à renvoyer des centaines de milliers de migrants en Libye, un pays dans lequel certains sont détenus, torturés ou exploités comme esclaves sexuels. En 2022, le directeur de l’agence, Fabrice Leggeri, a même été contraint de démissionner à la suite d’une cascade de scandales. Il lui a notamment été reproché d’avoir dissimulé des « pushbacks » : des refoulements illégaux de migrants avant même qu’ils ne puissent déposer une demande d’asile.
Cela fait longtemps que Frontex est présente de façon informelle au Sénégal, en Mauritanie et dans six autres pays d’Afrique de l’Ouest, contribuant au transfert de données migratoires de ces pays vers l’UE. Mais jamais auparavant l’agence n’avait déployé de gardes permanents à l’extérieur de l’UE. Or à présent, Bruxelles compte bien étendre les activités de Frontex au-delà de son territoire, sur le sol de pays africains souverains, anciennes colonies européennes qui plus est, et ce en l’absence de tout mécanisme de surveillance. Pour couronner le tout, initialement, l’UE avait même envisagé d’accorder l’immunité au personnel de Frontex posté en Afrique de l’Ouest.
D’évidence, les programmes européens ne sont pas sans poser problème. La veille de leur arrivée à Rosso, Cornelia Ernst et Tineke Strik séjournent à Dakar, où plusieurs groupes de la société civile les mettent en garde. « Frontex menace la dignité humaine et l’identité africaine », martèle Fatou Faye, de la Fondation Rosa Luxemburg, une ONG allemande. « Frontex militarise la Méditerranée », renchérit Saliou Diouf, fondateur de l’association de défense des migrants Boza Fii. Si Frontex poste ses gardes aux frontières africaines, ajoute-t-il, « c’est la fin ».
Ces programmes s’inscrivent dans une vaste stratégie d’« externalisation des frontières », selon le jargon européen en vigueur. L’idée ? Sous-traiter de plus en plus le contrôle des frontières européennes en créant des partenariats avec des gouvernements africains – autrement dit, étendre les pouvoirs de l’UE aux pays d’origine des migrants. Concrètement, cette stratégie aux multiples facettes consiste à distribuer des équipements de surveillance de pointe, à former les forces de police et à mettre en place des programmes de développement qui prétendent s’attaquer à la racine des migrations.
Des cobayes pour l’Europe
En 2016, l’UE a désigné le Sénégal, qui est à la fois un pays d’origine et de transit des migrants, comme l’un de ses cinq principaux pays partenaires pour gérer les migrations africaines. Mais au total, ce sont pas moins de 26 pays africains qui reçoivent de l’argent des contribuables européens pour endiguer les vagues de migration, dans le cadre de 400 projets distincts. Entre 2015 et 2021, l’UE a investi 5 milliards d’euros dans ces projets, 80 % des fonds étant puisés dans les budgets d’aide humanitaire et au développement. Selon des données de la Fondation Heinrich Böll, rien qu’au Sénégal, l’Europe a investi au moins 200 milliards de francs CFA (environ 305 millions d’euros) depuis 2005.
Ces investissements présentent des risques considérables. Il s’avère que la Commission européenne omet parfois de procéder à des études d’évaluation d’impact sur les droits humains avant de distribuer ses fonds. Or, comme le souligne Tineke Strik, les pays qu’elle finance manquent souvent de garde-fous pour protéger la démocratie et garantir que les technologies et les stratégies de maintien de l’ordre ne seront pas utilisées à mauvais escient. En réalité, avec ces mesures, l’UE mène de dangereuses expériences technico-politiques : elle équipe des gouvernements autoritaires d’outils répressifs qui peuvent être utilisés contre les migrants, mais contre bien d’autres personnes aussi.
« Si la police dispose de ces technologies pour tracer les migrants, rien ne garantit qu’elle ne s’en servira pas contre d’autres individus, comme des membres de la société civile et des acteurs politiques », explique Ousmane Diallo, chercheur au bureau d’Afrique de l’Ouest d’Amnesty International.
En 2022, j’ai voulu mesurer l’impact au Sénégal des investissements réalisés par l’UE dans le cadre de sa politique migratoire. Je me suis rendu dans plusieurs villes frontalières, j’ai discuté avec des dizaines de personnes et j’ai consulté des centaines de documents publics ou qui avaient fuité. Cette enquête a mis au jour un complexe réseau d’initiatives qui ne s’attaquent guère aux problèmes qui poussent les gens à émigrer. En revanche, elles portent un rude coup aux droits fondamentaux, à la souveraineté nationale du Sénégal et d’autres pays d’Afrique, ainsi qu’aux économies locales de ces pays, qui sont devenus des cobayes pour l’Europe.
Des politiques « copiées-collées »
Depuis la « crise migratoire » de 2015, l’UE déploie une énergie frénétique pour lutter contre l’immigration. A l’époque, plus d’un million de demandeurs d’asile originaires du Moyen-Orient et d’Afrique – fuyant les conflits, la violence et la pauvreté – ont débarqué sur les côtes européennes. Cette « crise migratoire » a provoqué une droitisation de l’Europe. Les leaders populistes surfant sur la peur des populations et présentant l’immigration comme une menace sécuritaire et identitaire, les partis nationalistes et xénophobes en ont fait leurs choux gras.
Reste que le pic d’immigration en provenance d’Afrique de l’Ouest s’est produit bien avant 2015 : en 2006, plus de 31 700 migrants sont arrivés par bateau aux îles Canaries, un territoire espagnol situé à une centaine de kilomètres du Maroc. Cette vague a pris au dépourvu le gouvernement espagnol, qui s’est lancé dans une opération conjointe avec Frontex, baptisée « Hera », pour patrouiller le long des côtes africaines et intercepter les bateaux en direction de l’Europe.
Cette opération « Hera », que l’ONG britannique de défense des libertés Statewatch qualifie d’« opaque », marque le premier déploiement de Frontex à l’extérieur du territoire européen. C’est aussi le premier signe d’externalisation des frontières européennes en Afrique depuis la fin du colonialisme au XXe siècle. En 2018, Frontex a quitté le Sénégal, mais la Guardia Civil espagnole y est restée jusqu’à ce jour : pour lutter contre l’immigration illégale, elle patrouille le long des côtes et effectue même des contrôles de passeports dans les aéroports.
En 2015, en pleine « crise », les fonctionnaires de Bruxelles ont musclé leur stratégie : ils ont décidé de dédier des fonds à la lutte contre l’immigration à la source. Ils ont alors créé le Fonds fiduciaire d’urgence de l’UE pour l’Afrique (EUTF). Officiellement, il s’agit de favoriser la stabilité et de remédier aux causes des migrations et des déplacements irréguliers des populations en Afrique.
Malgré son nom prometteur, c’est la faute de l’EUTF si la mallette noire se trouve à présent au poste-frontière de Rosso – sans oublier les drones et les lunettes de vision nocturne. Outre ce matériel, le fonds d’urgence sert à envoyer des fonctionnaires et des consultants européens en Afrique, pour convaincre les gouvernements de mettre en place de nouvelles politiques migratoires – des politiques qui, comme me le confie un consultant anonyme de l’EUTF, sont souvent « copiées-collées d’un pays à l’autre », sans considération aucune des particularités nationales de chaque pays. « L’UE force le Sénégal à adopter des politiques qui n’ont rien à voir avec nous », explique la chercheuse sénégalaise Fatou Faye à Cornelia Ernst et Tineke Strik.
Une mobilité régionale stigmatisée
Les aides européennes constituent un puissant levier, note Leonie Jegen, chercheuse à l’université d’Amsterdam et spécialiste de l’influence de l’UE sur la politique migratoire sénégalaise. Ces aides, souligne-t-elle, ont poussé le Sénégal à réformer ses institutions et son cadre législatif en suivant des principes européens et en reproduisant des « catégories politiques eurocentrées » qui stigmatisent, voire criminalisent la mobilité régionale. Et ces réformes sont sous-tendues par l’idée que « le progrès et la modernité » sont des choses « apportées de l’extérieur » – idée qui n’est pas sans faire écho au passé colonial.
Il y a des siècles, pour se partager l’Afrique et mieux piller ses ressources, les empires européens ont dessiné ces mêmes frontières que l’UE est aujourd’hui en train de fortifier. L’Allemagne a alors jeté son dévolu sur de grandes parties de l’Afrique de l’Ouest et de l’Afrique de l’Est ; les Pays-Bas ont mis la main sur l’Afrique du Sud ; les Britanniques ont décroché une grande bande de terre s’étendant du nord au sud de la partie orientale du continent ; la France a raflé des territoires allant du Maroc au Congo-Brazzaville, notamment l’actuel Sénégal, qui n’est indépendant que depuis soixante-trois ans.
L’externalisation actuelle des frontières européennes n’est pas un cas totalement unique. Les trois derniers gouvernements américains ont abreuvé le Mexique de millions de dollars pour empêcher les réfugiés d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud d’atteindre la frontière américaine, et l’administration Biden a annoncé l’ouverture en Amérique latine de centres régionaux où il sera possible de déposer une demande d’asile, étendant ainsi de facto le contrôle de ses frontières à des milliers de kilomètres au-delà de son territoire.
Cela dit, au chapitre externalisation des frontières, la politique européenne en Afrique est de loin la plus ambitieuse et la mieux financée au monde.